Le Tribunal fédéral redéfinit la notion d’abus en cas de position dominante
Dans un arrêt de référence qui vient d’être rendu par le Tribunal fédéral concernant un abus de position dominante (2C_698/2021), notre Haute Cour s’est exprimée de manière détaillée sur les éléments constitutifs d’une imposition de prix inéquitables et d’une compression des marges. L’arrêt conclut que Swisscom n’a pas agi de manière abusive dans le cas d’espèce et annule par conséquent la sanction dans son intégralité. Le Tribunal fédéral donne ainsi un signal clair contre l’interventionnisme croissant de la Commission de la concurrence (COMCO) tel qu’approuvé par le Tribunal administratif fédéral.
Publié: 26 avril 2024
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Publié: 26 avril 2024 | ||
Auteurs |
Marcel Meinhardt |
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Benoît Merkt |
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Faits
En 2015, la COMCO est arrivée à la conclusion que le plus grand fournisseur de télécommunications de Suisse, Swisscom, avait abusé de sa position dominante dans le cadre d’un appel d’offres de La Poste Suisse portant sur la mise en place et l’exploitation d’un “Wide Area Network” (WAN). En effet, la Poste et Sunrise, en tant que concurrente de Swisscom qui achetait ses produits de gros, auraient été contraints de payer des prix excessivement élevés. En outre, Swisscom aurait eu recours à une compression des marges à l’encontre de Sunrise. La COMCO a donc infligé une sanction et des frais de procédure pour un montant total de plus de CHF 8 millions.
Swisscom a porté la décision devant le Tribunal administratif fédéral, lequel a largement confirmé la décision de la COMCO. Le Tribunal fédéral a maintenant annulé ce jugement et, par conséquent, la décision de la COMCO dans son intégralité. Les considérants de l’arrêt contiennent des développements innovants en matière d’abus de position dominante.
La Loi sur les cartels ne protège pas les concurrents inefficaces
L’arrêt du Tribunal fédéral précise à plusieurs reprises que la Loi suisse sur les cartels (LCart) sert en premier lieu à empêcher les effets économiques et sociaux néfastes sur la concurrence et donc à protéger la concurrence en tant qu’institution en garantissant une concurrence efficace. En revanche, ce n’est pas le rôle de la LCart de protéger avec les moyens prévus par cette loi les entreprises qui ne peuvent pas s’imposer sur le marché principalement en raison de leur propre comportement.
Dans ce contexte, le Tribunal fédéral applique le test du “as efficient competitor” et précise que, dans le cadre du contrôle des abus, il convient de protéger les concurrents qui sont tout aussi efficaces, alors qu’il n’y a pas lieu de s’opposer à ce qu’un concurrent moins efficace soit évincé du marché. Selon ce test, la concurrente ne peut pas non plus se passer de faire les investissements nécessaires à son efficacité. Selon le Tribunal fédéral, cela permettrait sinon à un concurrent de renoncer à ses propres investissements et de reprocher (en permanence) à l’entreprise dominante d’imposer des prix inéquitables.
Le cas des prix inéquitables n’est qu’un moyen de secours
En se référant à la jurisprudence de l’Union européenne, le Tribunal fédéral précise qu’il existe des doutes sérieux quant au cas de figure des prix inéquitables (art. 7 al. 2 let. c LCart) et que celui-ci devrait donc être appliqué qu’en tant que moyen de secours ou subsidiaire. Le but de la LCart n’est justement pas de réguler les prix, mais de protéger contre les atteintes à la concurrence. En conséquence, notre Haute Cour fixe des seuils élevés pour les différents éléments constitutifs de l’infraction.
Il n’y a “imposition” que si l’autre partie au marché est incapable de s’opposer ou de se soustraire à la pression économique générée par l’entreprise dominante par un comportement déterminé. Ce n’est le cas que si le prix est fixé unilatéralement par l’entreprise dominante. C’est pourquoi un prix qui résulte de négociations n’est en principe pas imposé.
Le caractère inéquitable n’est pas synonyme de marges élevées. Des prix ou des marges très élevés peuvent refléter des prestations supérieures ou innovantes. S’attaquer à de tels prix irait à l’encontre de l’incitation, souhaitable dans une économie de marché, à investir et à développer des produits innovants. C’est pourquoi la Loi sur les cartels ne doit intervenir qu’en cas de disproportion flagrante entre les coûts et le prix de vente.
S’agissant de la méthode, le Tribunal fédéral se réfère aux tests connus de l’établissement du contrefactuel (Als-ob-Methode), du concept de marché comparable (Vergleichsmarktkonzept) et des coûts (Kostenmethode) pour évaluer le caractère inéquitable d’un prix. Dans le cas présent, il est arrivé à la conclusion que la comparaison effectuée par l’instance inférieure entre le prix de gros de Swisscom et le prix d’adjudication n’était pas appropriée et ne correspondait à aucun des tests susmentionnés.
Réglementation sectorielle pertinente
En ce qui concerne les réglementations sectorielles, en l’occurrence la Loi sur les télécommunications (LTC), le Tribunal fédéral précise qu’elles doivent être prises en compte dans l’application de la LCart et que les deux constituent ensemble un système d'ensemble fermé. Le Tribunal fédéral constate que la COMCO n’a pas tenu compte de l’intention du législateur d’encourager les investissements dans le domaine des télécommunications. Le fait que Sunrise n’a pas procédé à ces investissements et a donc dû recourir aux produits de gros (non réglementés) de Swisscom ne saurait être reproché à Swisscom. Au contraire, l’instance inférieure aurait dû reconnaître de tels investissements comme une solution alternative, ce qui exclut toute “imposition” au sens de l’art. 7 al. 2 let. c LCart.
La compression des marges nécessite une stratégie d’éviction et ne protège que les concurrents aussi efficaces
Le Tribunal fédéral précise tout d’abord qu’une compression des marges n’est possible que si trois conditions structurelles sont remplies: (i) intégration verticale, (ii) dépendance vis-à-vis des prestations de gros de l’entreprise dominante et (iii) position dominante ainsi qu’une position prééminente établie sur le marché en aval.
En outre, la COMCO doit prouver un comportement illicite. Celui-ci réside, selon le Tribunal fédéral, dans une stratégie poursuivie par une entreprise dominante intégrée verticalement, qui réduit ou élimine totalement les marges bénéficiaires possibles de ses concurrents sur le marché en aval de telle sorte que ceux-ci ne sont plus concurrentiels, c’est-à-dire qu’ils doivent finalement quitter le marché et que la concurrence sur le marché en aval est ainsi entravée. En l’absence d’une telle stratégie d’éviction, une compression des marges illicite est d’emblée exclue, faute d’abus. Il semble clair après cet arrêt qu’une telle stratégie d’éviction est désormais requise, du moins dans certains cas de figure d’abus.
Même si une telle stratégie avait été démontrée (ce qui n’est pas le cas en l’espèce), l’instance inférieure aurait tout de même dû procéder au test du “as efficient competitor” et se baser sur les coûts de l’entreprise dominante. Un test dit de rentabilité externe, dans lequel les coûts de la concurrente sont pertinents, ne s’applique que si les coûts de l’entreprise dominante ne peuvent exceptionnellement pas être déterminés.
Commentaire
L’arrêt du Tribunal fédéral est convaincant et donne un signal important contre l’interventionnisme de la COMCO, lequel a été de plus en plus approuvé par le Tribunal administratif fédéral au cours des dernières années. Notre Haute Cour souligne à juste titre que la LCart ne sert justement pas à la protection individuelle de certains concurrents ou à la régulation des prix, mais bien plus à la protection d’une concurrence efficace.
Il reste à voir comment la COMCO et le Tribunal administratif fédéral vont mettre en œuvre cet arrêt de principe dans leurs décisions et jugements. L’analyse des cas d’abus de position dominante basée exclusivement sur la forme, telle qu’elle est en premier lieu constamment effectuée par le Tribunal administratif fédéral, pourrait toutefois être fortement remise en question. Swisscom était représentée par Lenz & Staehelin dans cette procédure.
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